Algérie
Je n’ai pas besoin de livres pour me rappeler,
De photos,
Pas besoin de mémoire artificielle
Ou d’images racoleuses…
Les cartes postales ne m’apprendraient rien de plus.
Le sens de ma vie était là
Dans le vide et le frisson de l’air sur ma peau nue,
Le miroitement du soleil sur le mica multiple des dunes
Jaunes comme tout l’or du monde.
Cela se passait sous des climats arides ;
Il ne pleuvait qu’une fois l’an,
Parfois jamais.
Les hommes pour survivre n’avaient que leur bonne volonté,
Dure comme l’airain, insensible.
Je dansais dans les sables,
Je roulais au bas de la dune en riant,
Je n’avais peur ni du fennec ni du cobra royal.
La source était en moi, vibrante,
Pur joyau d’énergie,
Incompréhensible et solaire,
Incontournable.
Ah, jeunesse…
enfance bénie
Quand les sens ne sont pas encore endormis,
Quand les sens sont ta seule connaissance
Et tu ne te trompes jamais car tu sais.
Oui, ton corps sait qui ne se trompe pas.
Puis sont venus l’école,
l’apprentissage de la vie et des autres.
Alors tu as commencé à te fourvoyer,
A apprendre la raison des hommes de l’autre monde,
Ce monde blanc et cruel pour lequel tu n’étais pas faite,
Ce monde encombré de savoirs inutiles et de gadgets.
Toi, il te fallait l’austérité du lait de chèvre,
Le caillou sec du fromage de chamelle fondu dans le thé
vert.
Tu vibrais au son de la flûte berbère là-haut dans les
Aurès froids
Et ton cœur s’ouvrait comme une grande plaie pour laisser
entrer tout l’amour du monde quand tu voyais et écoutais le petit berger, seul,
tirer de sa flûte sobre les sons qui s’enroulaient dans le vent de la plaine
Et les moutons sages l’écoutaient en paissant entre les
cailloux pointus de l’Oranais.
Car ce berger était partout, doué d’ubiquité.
Je l’ai retrouvé en tout paysage algérien, comme une
figure de proue en haut des collines noires pelées, en haillon, altier et
inconscient de sa beauté sauvage.
Tu ne trouvais rien à redire contre ce monde parfait à
cet instant,
Pur comme un diamant que l’intelligence humaine n’a pas
taillé pour le dévoyer et l’instrumentaliser,
Pour en tirer profit et ensemencer mort et doutes grâce
aux registres pourris de ses comptes en banques et les listes de chiffres stériles
et virtuels de ses ordinateurs.
Tout ton corps vibrait dans le vent frais de l’hiver.
Tu te souviens des émotions physiques, des odeurs, des
sons,
Tu étais riche et jeune ou faut-il penser riche parce que
jeune ?
Tu vois : maintenant le doute s’est insinué,
Malsain et revendicateur.
Tu ne sens plus, tu penses !
Tu n’en finis plus de lécher et panser tes plaies
Mais tu ne guéris plus de ce mal de l’inutile
De cet envahissement par l’inutile,
Médias, bruits des moteurs, publicité, machines idiotes.
Toi, tu étais sobre comme le chameau
Et tu t’es laissé envahir par cet univers grotesque de
faux-semblants et d’assurances sur l’avenir.
Mais tu sais bien, toi, qu’on ne prévoit pas le jour de
sa mort !
Vivre en Occident n’est pas facile : on s’y perd de
vue aisément, on n’entend plus le chant de son âme.
On l’oublie si l’on n’est pas sur ses gardes car il faut
s’en cesse se protéger du mercantilisme imbécile et du chantage à la mort.
Dans ce pays l’été n’avait pas de pudeur de jeune fille :
Il ne s’annonçait pas par un printemps interminable.
Le printemps durait peu et l‘été ne venait pas pas à pas ;
L’été brutal tombait comme un couperet.
La chaleur t’envahissait jusqu’à dissoudre ton corps dans
l’infinité de la nature,
Souviens-toi…
Tu ne faisais qu’un avec la palpitation du ciel,
Avec l’odeur sombre de la Méditerranée quand tu
descendais à Bouzedjar
Et que tes membres se nouaient à l’eau pour la grande
leçon d’intimité avec la nature, la seule leçon qui vaille !
Tu étais le nuage rare et la claque insolente du soleil,
tu étais l’humidité de tes propres aisselles et le ruissellement dans ton dos
de cette eau incontrôlable qui suintait de toi, de ta propre source.
Tu étais le goût salé sur tes lèvres de ta propre transpiration
et celui de la Mère Méditerranée.
Tu étais le feu et la flamme, l’eau et le sable, la
pierre et le désert.
Tu te dissolvais dans l’air avec la sagesse des vieux
yogis qui savent que nous ne sommes rien que ce qui nous entoure.
Tu ne luttais pas, tu aimais cela,
Cette promiscuité avec la nature et l’essence du monde.
Tu te laissais couler dans le mouvement de ta sensualité
Car tu savais que la vérité se niche au sein du néant.
Tu savais le plein et le vide,
Tu nichais quelque part entre rien et tout.
Et tout, absolument tout passait par le filtre de ta peau
Et non par ta raison.
Dieu était en chaque chose, Dieu était chaque atome et tu
étais une partie de cette infinité, une infime parcelle de Dieu.
Tu touchais Dieu à
chaque mouvement parce que tu te frottais aux atomes.
Tu vivais dans une grande spiritualité et tu
l’ignorais !
Tu étais l’eau et le vent, la terre et la poussière
Et dans les oasis ton cœur chantait la chanson du bonheur.
Timimoun, Ô Timimoun , Rouge Perle du Gourara, Oasis aux verts
palmiers porteurs de vie.
La datte était suave à ton palais,
L’eau magicienne courait dans les séguias et te donnait
la main pour découvrir le pays et ses hommes.
Le bonheur était dans la chaleur contre ta peau, dans
l’air rieur et les sourires des enfants agitant des mains multiples au passage
de la Peugeot fatiguée de ton père ;
L’amour éclatait dans ton cœur et ta joie était ta source
de vie, ton énergie.
Qui mieux que moi peut évoquer la beauté de ce monde
africain appris dans l’enfance ?
J’ai communié avec ses peuples dans l’innocence de
l’enfance.
Je n’ai compris que plus tard la portée du racisme
Quand j’ai vécu en France.
Ma bonne m’amenait avec un seul œil à l’école, en voile
et en haïk.
Cela ne m’a jamais intrigué : c’était naturel, elle
avait droit à ses différences comme j’avais droit aux miennes.
J’étais sage alors.
Elle m’a appris à mettre le voile, par jeu, par fierté.
J’ai été fière de l’apprendre.
L’échange était équilibré
entre nous, implicite.
Nous ne nous posions pas de questions devant l’évidence,
Nos cultures étaient différentes, souvent inverses :
Pourquoi aurions-nous trouvé à y redire ?
Tout était joué d’avance : nous n’avions pas choisi.
Nous nous contentions d’accepter et de vivre.
Elle s’appelait Fatma,
Elle était ma seconde mère.
Pourtant nous savions que cela devait cesser un jour.
C’était cruel et nous faisions comme si de rien n’était.
Cela advint bien sûr et ce fut une rupture de plus à
ajouter à mon jeune âge.
Je ne puis penser à elle sans que les larmes me montent
encore aux yeux.
Il y eu d’autres bonnes, d’autres mères secondes, il y en
eu même une amie belge, Denise, d’autres séparations, d’autres pleurs.
Je n’ai rien choisi dans ce jeu cruel de la vie.
Il y eu Madame Touil
et Hafida mais surtout Barka.
Il y eu Amal, Khadija et Salwa, inoubliable Salwa.
Il y eu Amal, Khadija et Salwa, inoubliable Salwa.
Leur souvenir me ramène aux odeurs, aux chants, à la
langue.
Et du fin fond de ma mémoire, je revois les oasis, les
ksour abandonnés, les dunes blondes, les sourires des femmes, leurs mains aux
gestes infiniment élégants qui se voilaient la face quand mon père tentait de
les filmer avec sa caméra super-huit.
La chaleur est là, palpitante, et les mouches, grosses
grappes de raisin noir, se déplacent à la vitesse de l’éclair pour se poser sur
les visages des enfants las de se défendre.
Des souvenirs de misère, de beauté, de sauvagerie….
Ô, les minuscules marabouts blancs ponctuant l’espace
comme des moutons posés sur les collines douces, et la mélancolie émanant de
ces paysages désertés,
Et l’enchantement soudain de l’arrivée à Bouzedjar quand,
au détour de la route, surgissait la Méditerranée, bleue comme un saphir
immense !
L’air devenait léger, insolent, d’une autre nature.
Il promettait le bonheur, la facilité, la sensualité,
Il sentait les embruns salés de la mer.
Nous nous installions dans le cabanon délabré pour des
jours d’insouciance et de bonheur.
Je voudrais aujourd’hui m’installer à nouveau dans ce
même cabanon, cette même insouciance qui est à la fois qualité et preuve ultime
du bonheur.
Je te parle de temps et de jours que tu n’as pas connus …
Comment puis-je te rendre vivante cette joie avec de
simples mots ?
Comment pourrais-tu ressentir cette transcendance du
corps, cette unicité avec l’univers, cette simplicité qui nous saisit quand
nous vivons en accord avec notre propre nature ?
Mais tu as sans doute connu d’autres temps et d’autres
jours pour éprouver le bonheur en d’autres lieux et d’autres circonstances.
Tu as été enfant, toi aussi.
Alors je te le demande : souviens-toi de ton
intimité avec ton corps, de ton appartenance au grand Tout avant que ta
conscience balaie cette intuition, cette connaissance innée et magnifique qui
sont étincelles divines dans l’homme.
Souviens-toi que tu étais vrai, entier, et oublie la
folie qui t’entoure, ne te laisse pas envahir, résiste !
Sois qui tu dois être et non du matériel humain, comme
certains se plaisent à le dire, non une machine à obéir, acheter, vendre …
Respecte-toi, lève-toi, vis dans la plénitude de tes
bras, ta force, ta sueur !
Jouis de tous tes sens, enfin, et oublie les
machines qui travaillent pour toi et te rendent inutile ! Relègue-les au
néant d’où elles viennent !
Oui, respecte-toi, lève-toi et vis, enfin !
Sens !
Sens !
Vis !
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