lundi 27 février 2012

ELEGIE POUR L'AFRIQUE

 Le tabala est un tambour de guerre africain. Il donne l’alarme.


                            Elégie pour l’Afrique



C’est  le chant des tabalas c’est le chant de mon cœur !
Aussi loin que je crois devenir et revenir sans cesse à ce qui fut mon enfance
       
Aux fantômes de mon enfance à ses brumes ses chevaux égarés                       
Aussi loin aussi loin aussi loin…

J’ai des tendresses pour toi aussi qui ne me comprends pas                                  
Qui me regarde dans le silence étonné de ton corps                                                 
Et de ton sang qui te dicte de ne pas t’affoler                                                          
Mais tu n’y peux rien tu ne me comprends pas tu paniques…

Toi, l’Africain, tu te demandes pourquoi je t’aime !

Car je ne suis ni Noire ni Arabe ni Berbère, ni Peule, ni Toucouleur !

Ecoute…

J’entends j’entends  j’entends le chant des tabalas qui gonfle dans mon sang

O de loin de si loin les tabalas les chants les plaintes psalmodiées les pieds nus frappant le sol

Et pourtant moi blanche si blanche !

D’où me vient que je sens que j’entends l’Afrique crier et danser dans mon sang ?

Mes ancêtres je ne vous connais point mais étiez-vous africains pour que je reconnaisse si bien dans mon sang la chanson africaine faite de renoncements et de peurs, de joies et de triomphes ?

Voici tout ce que je sais. Mon grand-père est né en Ethiopie. Il a tété le lait de la chèvre nourrie des feuilles du caféier jusqu’à l’âge de quatre ans. Et sa sœur  me racontait qu’elle aimait, petite, manger les énormes fourmis rouges, sucrées comme des bonbons. Est-ce pour cela que l’Afrique est un torrent qui gronde dans mes veines ?

J’entends le rugissement de la lionne dans la brousse quand elle protège ses petits.

J’entends le gémissement du vent dans les palmiers-rôniers et le souffle de l’eau des marigots quand vient le soir aux couleurs douces,

Quand  le monde entier s’emmitoufle dans la tendresse d’écharpe rose et orange du  couchant et que le pas sourd du rhinocéros vient à toi, O eau pure, eau douce, eau sœur de mon cœur, sœur de tous les Africains et que la paix soit avec toi toujours, notre sœur qui sauve la vie…

Je pose le regard sur toi ma tendre Afrique sur ta misère ton dépouillement ta nudité  ta force et ton insolence

Et j’aime ton insolence ton insouciance ta jeunesse et ta puérilité même si parfois…

Mais je ne me lasse pas longtemps !

Pas un jour sans que tu ne sois entrée dans ma peau, que tu ne vrilles mes os et prennes possession de moi

Non, pas un jour sans toi, Afrique !

Je ne me lasse pas de te redire je t’aime je t’aime je t’aime...

Je ne sais quand c’est arrivé exactement.

J’étais jeune certainement, cinq ou six ans. Je vivais dans ton sein, ma tendre Afrique, j’avais délaissé la France, le pays nourricier.

Je t’ai tout de suite adoptée.

Je t’ai tout de suite aimée.

O mon Afrique de vastes territoires, mon Afrique enchantée de Dieux et de mythes, de djin et de sorciers, O mon Afrique impensable, inespérée, invraisemblable !

J’ai caressé le ventre jaune de tes pistes de sable, humé la poussière rouge de tes brousses et goûté aux vents du désert !

J’ai poli la roche ronde de l’Aïr entre mes doigts et reçu la dure et coupante arête de basalte de ton Assekrem entre mes mains ! J’ai promené mes paumes sur les peintures rupestres du Tassilit  N’Ajjer ! J’ai retenu le simple et humble filet d’eau de ton puits à Timia, il a glissé entre mes doigts malhabiles et émus ! J’ai tenu la corde rêche du chameau et j’ai senti l’ampoule qui  brûlait ma peau pour me rappeler la vanité de l’homme et le destin du monde.

J’ai couru un à un les grains de sable de tes déserts et foulé sous mon pied l’herbe rare de l’Atlas !

J’ai cueilli les délicates et minuscules fleurs au bleu de pervenche dans la vallée d’Oulmès et senti sous mes reins le poil dur du bourricot et du mulet. J’ai admiré tes ruines à Carthage et me suis glacée dans ton vent d’hiver.

 A Volubilis, le vent sifflait entre les colonnes romaines et, dans le paysage de cette civilisation en ruines dont le marbre et la grandeur avaient roulé à terre, je me suis crue seule au monde, les doigts gourds, le front battu par le froid et les mythes de Rome …

J’ai vu les cigognes et leurs nids gigantesques sur les minarets. Une fois, je me suis promenée parmi elles qui nichaient sur de gigantesques rochers ovales et elles m’ont regardée de leurs yeux doux et craintifs.

Tout cela c’est l’Afrique multiple, permanente, inchangée, si belle, inespérée comme un rêve…

O mon amante, l’Afrique ! Seul amour de ma vie ! Avec ma fille ! Mais ma Fille est africaine !

O mes deux seuls amours, ma Fille  africaine, belle comme une gazelle, sage comme la reine de Saba, et toi, l’Afrique !

Je t’ai mangée aussi, consommée de l’intérieur, digérée ! Le grand amour est vorace ! J’ai digéré tes épices, ta cannelle douce, ton gingembre piquant, ton citron confit, la gloire de ton ras-el-anout, le sucre de ta mangue, la rondeur de ta datte, l’écoeurement de tes loukoums, le moelleux de ton Capitaine, la subtilité de tes tagines, la perfection de tes cornes de gazelle, l’efficacité de ton poulet arachide, le bonheur de tes brochettes dorées au kanoun et au braséro, l’insolence de ton cumin, la générosité croustillante de ton agneau, la splendeur de ton méchoui farci, la surprise de ton ragondin, l’élasticité de ton ventre de bœuf, tes impossibles ailes de chauve-souris, le sucre de ta viande de buffle… J’ai croqué la sauterelle séchée sous ma dent et j’ai eu faim quelquefois, soif toujours…

Et je t’ai bue aussi, O Afrique de mon cœur, de mon ventre, de ma digestion, à grandes rasades de ton eau fraiche aux fontaines des médinas, aux puits dans le désert, dans la brousse infinie, à petite gorgées brûlantes de thé à la menthe dans le Ténéré, assise à même le sable avec les Touaregs d’austère fierté, dans la Kasbah des Oudayas à Rabat face à l’Atlantique, à Marrakech, place Djema-el-Fna comme tout le monde au Café de France…

Afrique Afrique Afrique, il est si simple de prononcer ton nom : et voici que se lèvent des nuées de sensations et d’images, de souvenirs et d’émotions… comme les milles criquets s’abattant sur un champ de mil mais cette terre dévastée c’est la terre de mon cœur…

C’est la terre de mon cœur qui souffre et saigne depuis tant d’années et après tant d’années de t’avoir abandonnée, de ne plus vivre en toi…

O mon Afrique, combien tu me manques… C’est un chant désordonné que le battement de mon cœur qui s’emporte, c’est une digue dévastée… Je te pleure mon Afrique, je te pleure !

C’est le chant des tabalas, c’est le chant de mon cœur !

Que s’envole le son du khalam pour adoucir mon cœur… Que chantent les Berbères pour affadir ma douleur !  Que se lèvent les you-yous pour m’accueillir au pays, au pays d’Afrique !

Car je ne fais pas de distinction, j’aime toutes les Afriques, j’aime l’Arabe et le Noir de la même façon. Ils cherchent tous deux leur liberté farouchement, et avec amertume : nous leur en avons tant enlevé !

Oui, je vous aime également peuples d’Afrique, même si vous n’avez que faire de mon amour ! C’est un amour inscrit en moi comme une grande trace : voici qui ne s’explique pas.

C’est le chant des cymbales, que les gnaouas virevoltent dans leurs beaux habits rouges et verts, c’est le chant de mon cœur !

C’est le chant d’une seule note basse, que les Peuls Bororos écarquillent leurs yeux maquillés et dansent en piétinant, c’est le chant de mon cœur !

Emue, je suis émue, c’est le battement à mes tempes du rythme de l’Afrique, c’est le chant de mon cœur !

Une petite fièvre bat à mon front, c’est le chant des tabalas, c’est le chant de mon cœur !

Je me rappelle l’Afrique, mille visions m’envahissent, des griffes m’enserrent, c’est le chant de mon cœur qui pleure l’Afrique !

Les tabalas retentissent, des roulements de djembés, je me tais stupéfaite. La fièvre ?

De ma bouche sort une plainte : Où est mon Afrique ? dit-elle. Je pleure.

C’est le chant des tabalas, c’est le chant de mon cœur.

Sonne kora, sonne balafong, accompagnez ma tristesse, griots, chantez et dansez pour moi, priez pour moi à vos Dieux obscurs pour que je puisse revenir en Afrique et y vivre à nouveau…

Griots magnifiques, nus, mais à la ceinture tant de gri-gris qui protègent du mal et renforcent votre pouvoir , vous parlez à l’au-delà, vous maîtrisez l’obscurité, vous discutez avec les Dieux, O griots, chantez pour moi votre chant de supplications et de remerciements !

O griots, martelez la terre de vos pieds à la cheville ceinte de fétiches, soulevez la poussière jusqu’à l’évanouissement dans le chant des tabalas, dans le chant de mon cœur !

Je vous aime Africains, et toi la plus belle d’entre tous, ma Fille Elisabeth, je vous aime d’un amour dévorant et vivace comme le feu, je vous aime d’un  amour étincelant comme la voie lactée sur la dune rouge de Namaro à minuit passé, je vous aime d’un amour multiplié comme les grosses gouttes de pluie sur les oasis quand les palmiers se réveillent d’un long sommeil poussiéreux et regardent le monde avec étonnement, tendresse et gratitude…

O l’Afrique, rends-moi mon amour, montres-toi à la hauteur de mon chant et donne-moi ce qui me manque, laisse-moi boire à la lèvre de tes puits ton eau, laisse-moi gorger de soleil insensé mon corps froid, laisse-moi rire avec tes enfants, laisse-moi humer le parfum du monde dans ton aube claire teintée de cristal, laisse-moi parcourir l’herbe tendre de ta savane et observer de loin les pentes du Kilimandjaro…

Laisse-moi me pendre à ton cou… O Afrique ! Que se lève le simoun, je reviens ! Que se lève le khassim, je reviens ! Que se lève l’harmattan, je reviens ! Que se lève le sirocco, je reviens !

Que se lèvent les musiciens ! Que résonnent les peaux tendues de chameau des tabalas ! Que vibre la musique ! Que chantent les tabalas, c’est le chant de mon cœur !

Mugissez vents d’Afrique, faites entendre la claire chanson de votre folie, tournez les têtes, affolez les pupilles, dénouez les turbans, soulevez les pagnes ! O vents d’Afrique, O chant dément des tabalas déchainés, chant comme un ferment de révolte !

Je n’ai rien oublié, je suis blanche mais je n’ai rien oublié : les négriers, les boulets attachés aux chevilles, le fouet et l’exil, le sang et les crachats, et quand toi l’Africain, pourtant si digne, il te fallait ouvrir la bouche pour montrer tes dents comme un cheval à tous les maquignons de l’humanité ! Comment oublier l’île de Gorée, comment oublier ton fardeau, comment oublier le joug, comment oublier l’esclavage ? Et qu’il se trouva tant d’Africains pour livrer leurs frères de sang ! Et ces blancs arrogants qui bâtirent des fortunes sur le sang et la douleur de l’Afrique, avec les bras musculeux et robustes de l’Afrique…

 Et comment oublier l’hégémonie actuelle du coton américain car cela continue l’esclavage… Je suis blanche mais ma mémoire ne faillit pas. Je n’oublie pas que le FMI affame l’Afrique en attaquant sa monnaie, je n’oublie ni le pétrole, ni les diamants, ni l’uranium qu’on te vole Afrique, qu’on te vole, tout simplement…

Je suis blanche et je n’oublie rien…

Que le chant des tabalas accompagne mon dégoût et chante mon indignation ! Que le chant des tabalas accompagne mon cœur blanc et noir ! Mon cœur français et arabe !

Que le chant des tabalas résonne, c’est le chant de mon cœur !

Je ne t’oublie pas Afrique, je ne renie rien de ma jeunesse en toi, tout me ramène à toi, à ces instants purs quand mon corps exultait de sève, courait sans raison et à en perdre haleine, sautait, bondissait comme un cabri, tournoyait comme un danseur, grimpait à l’eucalyptus comme une chèvre aux branches de l’épineux ! Mon cœur cognait de plaisir comme les mains noires à la paume rose du musicien sur la peau tendue du tabala !

Je vivais toute entière dans mon sang, j’habitais ma peau à la faire éclater, chaque seconde était une vibration de mes nerfs, une tension continue de mes os, un bonheur exultant.

Tous les parfums de l’Afrique entraient dans mon corps, toutes ses couleurs et ses formes, et je reste là, en France, tristement dépouillée de mes richesses !

Oui, je suis pauvre sans toi, mon Afrique, je ne connais plus le pain fraternel de l’amitié, je ne partage rien, mes frères et sœurs de sang ont été vidé de leur moëlle par les marchands, ils se murent dans leur solitude et leur maison est cadenassée aussi sûrement que leur cœur ! Ils ne connaissent point le lait de la fraternité, ils répètent des mots : solidarité, écoute, communication, mais ils n’habitent point leurs mots avec leurs corps ; ils ont vidé les mots de leur sève. Ce ne sont que des mots de publicistes. Ils ont perdu le sens du symbole.

 Ils ne connaissent pas le sens du mot : bienvenue. Bienvenue dans ma maison ! Bienvenue dans ma concession ! Bienvenue dans mon cœur !

J’ai peu mais partageons-le : réchauffons-nous à mon feu,  mettons-nos mains en avant et caressons presque la flamme, mêlons-nos doigts au même plat, ce sera un riz-sauce ce soir, nous n’avons pas de viande mais qu’importe, nous avons le sentiment d’appartenir au même clan, à la même lignée, au même peuple, au même continent : l’Afrique. Et cela est tout : nous sommes frères de sang. Bienvenue frère, assis-toi et partageons notre peu.

Me manque tout cela, à moi la française au coeur blanc, au cœur noir, au cœur arabe ! Tous ces coeurs en moi ! Ce n’est pas simple parfois mais une certitude m’emporte, me guide, me montre la piste sablonneuse et caillouteuse qui mène aux portes de l’Afrique : cela est peu et cela est beaucoup.

 Je vis et vibre en l’attente de notre rencontre nouvelle, l’Afrique : toi et moi réunies, ce sera un grand jour, ma Sœur l’Afrique !

Le chant des tabalas retentira et ce sera le chant de mon cœur enfin recouvré !

O je me souviens de la fleur rouge des flamboyants, de l’odeur de musc des belles nigériennes, du parfum capiteux de la tubéreuse à la nuit tombée, et du magnolia blanc, je me souviens de la laine des brebis et du santal des coffres , je me souviens à mon propre poignet, pendant si longtemps, des lourds bracelets d’argent comme une femme Maure… 

Et ces écharpes de coton immenses du Maroc dont je ceignais mon cou et qui virevoltaient, éperdues, dans la violence du vent d’hiver à Paris ! Je me vêtais d’Afrique comme d’autres se vêtissent de Dior ! Car l’Afrique est un langage du corps !

Je t’aime Afrique du plus profond de mes promenades en pirogues à Ganvié et au lac Togoville, du plus profond de ta mer Méditerranée où tu m’a appris à nager, à Bouzadjar, sous un soleil de plomb, dans une haleine de feu, du plus profond de ton océan Atlantique où j’ai connu la houle et le ressac, et la couleur d’huitre verte de ton immensité comme un œil de noyé !

Du plus profond de mon enfance monte mon élégie pour toi, O Afrique, accepte-là que je n’aie pas vécu en vain, accepte mon offrande humble et douce, cette part de moi-même sans pudeur, découverte, vulnérable mais sans honte… Accepte mon amour O Afrique, ne me rejette pas, prépare tes balafong, convoque tes plus vieux griots, les Maîtres de la Parole et des Chants, les plus expérimentés, et que la fête commence !

Oui, résonnez tabalas, sonnez tam-tams, et que la fête commence ! C’est le chant de mon cœur !

Je n’ai nulle envie de rompre ce chant, il m’appartient comme l’eau à la terre, la chauve-souris au baobab, les esprits de nuit à la brousse…

J’entends j’entends le chant des tabalas il dit mon amour double pour l’Afrique et pour toi ma Fille Elisabeth de grande beauté et de grande sagesse

J’entends les roulements sourds sur la peau tendue je danse au rythme de mon cœur

Accompagne moi, toi l’Africain, et vous les africains, et vous  les Blancs !

Dansez notre rencontre, vivez au son des tambours, oubliez vos douleurs, dansez au rythme de votre cœur,

O je me souviens des brochettes au cumin dans la kisra coupée en deux, ce repas de délices si simple, oui l’amour est vorace !

Je me souviens de la qualité de l’air si différente, de mon corps léger dans la lourdeur de l’air, du pas trainant des babouches, du claquement des sabots de l’âne et du cheval et, au milieu des voitures, des charrettes pleines  avec les femmes en caftan de fête qui poussaient des you-you stridents pour les mariages…

J’entends le rythme de l’Afrique dans mon sang, c’est le chant des you-yous, c’est le chant des tabalas !

Ne m’ignore pas Afrique, chante et danse avec moi ! Ecoute : c’est le chant des tabalas, c’est le chant de mon cœur.

Afrique, enroulée dans le drap blanc somptueux et brodé de ta dignité, Afrique roulant tes cieux bleus à l’infini, Afrique déroulant tes horizons pour l’éternité,

Afrique O Afrique je sais que tu m’attends !

                                     Laure Gerbaud
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